Loustaracq ce n’est pas bien grand. C’est un de ces villages qui prend la départementale pour sa grande rue, dont les trottoirs ont une utilité assez théorique la plus part de l’année. Les habitants s’y déplacent en voiture et les habitants savent combien ils sont, à l’habitant près. Le Maire n’est pas seulement Maire, il élève surtout des volailles sur son coin de colline. À Loustaracq on peut se donner trois points de rendez-vous le long de la départementale. La Mairie, qui porte ses petits drapeaux, ses lettres en fer forgé et sa vieille boite aux lettres, c’est sa façon d’essayer d’être un peu plus que n’importe quelle autre maison de la rue. A côté, il y a l’école primaire, son unique classe et sa courette. On est content d’entendre crier les mômes parce qu’on se demande combien de rentrées elle abritera encore et ça donne presque envie de faire des petits juste pour peupler la marelle. Un peu plus loin, après l’église toujours fermée, il y a le garage Peugeot. C’est le dernier commerce qui a survécu et c’est aussi le refuge du dernier salarié de Loustaracq, Émile. Quand Émile n’est pas plié dans un moteur, il est assis dans sa cuisine à taquiner les hôtes et le cubi de rosé. À Loustaracq enfin, il y a le monument aux morts, seul monument d’ailleurs, avec ses 4 obus, son piédestal et sa Jeanne d’Arc de bronze vert, qui n’est pas franchement du coin, mais passons. D’ailleurs à Loustaracq, on ne fait souvent que passer, à moins d’y vivre ou d’avoir une bonne raison de serrer le frein à main.
Sa raison à lui, voilà deux mois qu’elle tient bon. Soixante matins qu’il laisse glisser son sommeil jusqu’à un réveil non violent, sans obligation de pointer avant telle heure et sans autre rendez-vous que celui des promesses du jour en train de poindre. Entre les murs bicentenaires de la salle à manger, les copains font chauffer du thé et démarrent leurs timides voix du matin, tout justes sorties du silence de la nuit. Ils partagent tartines et salamalecs bienveillants entre deux baptêmes de vapeur dans la chaleur de leur mug. Quand il lance son bonjour, il en a 8 en échange, ça donne du courage. Puis il sort pour aller pisser. La rosée a commencé son ascension et le soleil tiède sèche paisiblement la cour. Il traverse la route, plus empruntée par les chats que par les voitures, et commence à arroser le roncier du voisin. Alors qu’il assiste ébahi au spectacle matinal de la géographie pyrénéenne, un rayon de soleil vient lui caresser la nuque, comme pour lui souffler qu’il ne s’en sort pas si mal dans la vie.
Ça fait deux mois, déjà. Deux mois de décroissance. Deux mois d’un week end infini, productif, à faire sans compter tout un tas de bricoles épanouissantes et nécessaires, à confondre divertissement et travail. Il passait de longues matinées à écrire, bercé par le son du silence, jusqu’à ce que la station assise vire pénible et que son esprit s’engourdisse. Pour se changer les idées, il avait l’embarras du choix. Souvent il mettait son bleu et montait au chantier pour poser du lambris ou bricoler un coin du vieux corps de ferme en devenir bioclimatique. Il aimait bien ce genre de job, c’était pas sorcier à comprendre et on voyait tout de suite si on avançait, si on bossait bien. Perché sur un échafaudage, on a le temps de divaguer. Si il voulait s’abriter sous le ciel, il enfilait son chapeau pour aller jouer de la houe sur une plate bande ou trimbaler des brouettes de crottin avec les autres qui lui montraient à quoi ressemblaient les feuilles des légumes qu’il n’avait toujours vus que sur des étals.
Quand il voulait respirer un air plus distant et plus sauvage, son chez eux faisait 110 000 m2, 11 hectares, c’est à dire une quinzaine de terrains de foot ou 10 000 chambres de bonnes. Il n’avait jamais eu autant d’espace. Il s’enfonçait dans ses bottes et marchait jusque derrière les serres, dépassait les ruches de l’orée du bois et descendait dans l’arène des feuillus de la clairière. Il n’y avait pas une habitation visible, pas la moindre de trace d’homme si ce n’est le champ trop régulier du voisin qui apparaissait au loin derrière les derniers arbres. Quand il avait le temps, il rejoignait le verger en s’engouffrant au pays du vert, dans la haie, sombre et épaisse, qui longeait le ruisseau : le couloir des chevreuils lui tendait les branches.
Le bout du terrain c’était le bout du monde, il pouvait littéralement randonner dans son jardin pendant une petite heure, et ça, c’était du luxe. Dans la vallée, il n’y avait qu’une toute petite piste défoncée, de graviers inégaux, et peu de gens s’y aventuraient, à l’exception toujours notée du facteur et de quelques connaisseurs. C’était le genre d’endroit où les têtes se lèvent quand un moteur raisonne. On entendait juste le chien du voisin, qui aboyait à n’importe quel corps en mouvement pour le seul plaisir de se sentir chien. Ici aussi, les semaines filaient comme des étoiles, mais c’était plus facile de savoir à quoi elles avaient servi, il y avait qu’à regarder les graines qui avaient germé sur les tables à semi et l’avancement des travaux de la baraque pour se rendre compte que tout ça allait quelque part.
Le repas était devenu un moment particulier. Avec les journées physiques que tout le monde se payait, l’heure du déjeuner n’avait plus rien à voir avec cette espèce de pause sordide où on arrête de réfléchir le temps de s’expédier debout une formule sandwich pour calmer une fringale et lutter contre la monotonie d’une journée derrière un écran. Quand celui qui était de cuisine sonnait la cloche, la récompense était servie, c’était la fin du Ramadan, les corps allaient s’offrir un répit. On se débarbouillait, la terre diluée ruisselait dans le lavabo, tout le monde prenait place autour de la grande table en bois massif et là ça pouvait commencer. Les nouveaux fermiers mangeaient deux fois plus qu’avant et avait tous maigri. Tous les jours quelqu’un cuisinait et le reste de la semaine il n’y avait qu’à se mettre les pieds sous la table et attendre sa pitance biologique. Une partie sortait directement du jardin et le reste ne venait pas de bien loin non plus. Les recettes, il fallait laisser tomber, il avait appris à cuisiner avec ce qu’il y avait et à accommoder les restes. Les premières fois lui avaient filé le vertige, parce que nourrir 15 affamés d’un coup, c’était nouveau pour lui. Il avait toujours l’impression qu’il n’y avait rien avant de s’y mettre et puis par une magie inexplicable ça se finissait toujours bien et il arrivait à rassasier tout le monde avec quelque chose de décent. Les jours de réussite, il y avait ce silence à table, les conversations s’arrêtaient, toutes les consciences étaient braquées sur les assiettes et le cuistot pouvait prendre la grande inspiration du travail accompli : il avait retapé ses camarades, il leur faisait du bien.
Après le déjeuner on essayait tous les jours avec plus où moins de réussite de contenir le coup de barre dans une tasse de café. Il lui arrivait de s’installer devant la machine, aspiré par ses ronronnements humides. Avec des yeux de merlan ivre, il regardait couler les larmes de potion noire contre les parois. Ces instants de contemplation bovine marquaient un tournant dans sa vie, celui d’un savoureux ralentissement. Il anticipait le plaisir simple du moment où la chaleur de sa tasse allait lui glisser dans le circuit digestif et ça lui faisait son quart d’heure.
À la ferme, personne ne déconnait avec les repas. Il assistait avec fascination au sempiternel spectacle des chiens : quand ils entendaient le tintement des couverts sur les assiettes du soir, ils savaient que ça allait bientôt être à eux et leur rythme cardiaque s’emballait comme au premier baiser, leur queue valdinguait à une cadence infernale et il leur arrivait même de lâcher des couinements d’impatience. Tous les jours on leur mettait les mêmes putains de croquettes et tous les jours on avait l’impression qu’ils avaient gagné au loto quand arrivait la délivrance de la gamelle. Chaque jour que Dieu faisait ils se jetaient dessus comme des dingues en émettant des ondes positives à un kilomètre à la ronde. Ces petites boules marronnasses desséchées c’était tout pour eux, c’était leur raison de vivre et on leur aurait servi la même chose pendant 2000 ans que leur enthousiasme en aurait pas pris une ride, leur passion était intacte. En ça, les chiens avaient un avantage sur leurs maitres, ils ne souffraient pas de la routine et cet avantage compensait sans nul doute l’absence de mains préhensiles ou de conscience poétique : leur bonheur était profondément accessible.
Pour les humains, c’était pas toujours gagné et à la ferme comme ailleurs tout un chacun avait des baisses de régime, des jours sans et des petites contrariétés. Seulement, et c’est la magie des éco lieux, ce qui le réconfortait illico c’est qu’ici il aurait beau déprimer, ce serait avec une faible empreinte carbone, se faire chier, ça serait pour le compost, grignoter pour combattre une contrariété, c’était toujours que du bio et l’addition n’allait pas chercher bien loin. L’adéquation récente de son mode de vie et de ses convictions lui flanquait une espèce de sérénité qui rendait les petits tracas du quotidien assez insignifiants. Et puis il n’était pas seul. Le collectif était un petit échantillon de monde, tous avec leurs histoires, leur passé, leur âge et leurs tempéraments à eux. Mais quelque chose d’inestimable, qui générait un paquet de chaleur humaine, les rassemblait : ils aspiraient à vivre de la même façon et leurs chemins si différents les avaient conduits à ce rêve commun qui prenait forme sur une colline de Loustaracq. Comme lui, ils avaient une furieuse envie que ça marche et c’était la base de tout, y compris de son impression d’avoir trouvé une nouvelle bande. Au bout de deux mois sans éprouver le besoin de sortir de la ferme, il y avait eu une confirmation et son nom était apparu sur la boite aux lettres.