Perpette les oies n’est pas complètement coupé du monde que je connais, mais un peu quand même. En mettant les voiles, je m’étais dit que la distance aurait raison, c’est la vie, de ces amitiés qui vont et qui viennent. Je me préparais psychologiquement à une retraite monacale anticipée. Je m’étais résigné à ne plus parler qu’aux arbres des amitiés révolues aux souvenirs délébiles. Il n’en fut rien. Le monde dont je m’étais éloigné avec un peu de chagrin venait maintenant à moi, à nous. La ferme avait le super pouvoir d’attirer autour de sa grande table les familles, les amis et une foule de curieux, c’était beau à voir.
Comme la logique voulait que les copains ne se tapent pas toutes ces bornes pour 5 minutes sur place, on avait le temps de partager plus que des mises à jour, de vivre des choses qui deviendraient des souvenirs. La particularité du lieu, tacitement admise, appelait au rituel de la visite guidée de nos « installations ». La centrale solaire autonome, la pédo-épuration, la serre bioclimatique au sud, l’isolation au nord, la charpente et les travaux faits maison, les serres, le champ, le verger, le paradis. Dans l’ensemble les gens trouvaient ça bien, ils souscrivaient intellectuellement. Mais ils ne s’y voyaient pas. Les toilettes sèches et les toiles d’araignées refroidissaient moins de monde que je pensais. Ce qui coinçait chez les visiteurs c’était la fameuse vie en communauté. L’époque était à la liberté individuelle et l’idée de vivre à dix sous le même toit, rendait sceptique.
Leurs appréhensions n’étaient pas infondées ceci dit. L’empirisme le plus élémentaire permet d’affirmer que vivre en couple reste plus compliqué que préparer des pâtes au gruyère, qu’une semaine de vacances entre potes peut facilement partir en vrille et qu’il existe un paquet de familles où l’ambiance est aussi détendue qu’un CRS à Notre Dame des Landes. Autant dire que la coexistence harmonieuse de dix inconnus, anticonformistes, de générations différentes et vivant dans une relative promiscuité, apparait aussi atteignable que la démocratie. D’aucun dirait que c’est une utopie, sympathique, mais naïve. La logique voudrait au contraire qu’on suffoque et que tôt ou tard, on s’étripe et qu’avant d’en arriver là parce que quand même, nous opérions un bon gros schisme : chacun chez soi, la seule recette qui marche. Que nenni, on y arrivait. Pour les vétérans du collectif, voilà plusieurs années qu’ils narguent le destin en accomplissant quotidiennement l’exploit de se supporter les uns les autres. Du coup je leur ai demandé à quoi ça pouvait bien tenir.
« Le projet, on est ici tous pour les mêmes raisons : la conscience écologique en commun, le choix de vivre simplement. »
Ce qui aidait, c’est qu’on était tous un peu d’accord. Tous de gauche, tous écolos, tous atterrés par la dégénérescence de la société thermo-industrielle et tous allergiques à l’idée d’y participer. On partageait une espèce de vision du monde, un récit commun, ce qui rapproche, et nous étions mus par la même envie de tenter autre chose, « l’alternative » était une idée qui nous plaisait bien.
« C’est comme en médecine, c’est un arbitrage entre bénéfices et risques. Et à l’usage, il est plus avantageux, sur plein de plans, de partager la vie en collectif, malgré toutes les difficultés que ça comporte »
En fait on éprouvait au jour le jour des lieux communs comme « tout seul on va plus vite et ensemble on va plus loin ». Pour n’importe quelle tâche un peu chiante, il y avait toujours l’option d’appeler des renforts, de se partager le boulot et à chaque fois un miracle se produisait : la table se débarrassait toute seule, trois cagettes de patates se plantaient en deux heures et les travaux avançaient plus vite que nous. Neuf fois sur dix, on n’avait qu’à mettre les pieds sous la table pour manger. Nos mains fendaient le poids et la combinaison de nos cerveaux était une usine à solutions.
« C’est facile de vivre tout seul, personne ne te renvoie rien. Là on se renvoie tout le temps plein de choses les uns les autres et j’ai beaucoup grandi depuis que je suis ici. »
On vivait à l’internat de l’école du travail sur soi. Puisqu’on voulait que ça marche, il fallait arrondir les angles, atténuer et ménager les susceptibilités. On prenait les décisions au consensus après des discussions non consensuelles. Certains cherchaient la confrontation, parce qu’ils s’éduquaient comme ça, à coup de clashs constructifs.
« Et après il y a tout ce qu’on met en place pour parler de tout, prévenir les conflits avant qu’ils soient là, les réu, les réu émo »
Tout ça ne se faisait pas spontanément. On avait « mis en place un certain nombre d’outils », comme on dit pour qualifier des réunions et des tableaux chez les alternatifs bienveillants adeptes de la communication non violente. Au début, j’avais le sentiment d’être maudit. J’avais fuit la vie salariée pour échapper aux lourdeurs organisationnelles et à la bureaucratie et elles me pourchassaient au fin fond du monde. Le simple fait d’habiter engendrait un planning de réunions avec facilitateur, ordre du jour, compte rendu et tout le bazar. Je me retrouvais à consigner quotidiennement sur un tableau les heures consacrées au collectif avec une drôle d’impression de pointer.
Le jour de la première « réu émo », pour réunion émotionnelle, je me suis demandé si j’étais taillé pour le job. On s’asseyait en cercle, un silence presque pesant s ‘installait, interrompu par la voix anormalement calme d’un « facilitateur » qui invitait à faire un « tour de météo » pour que tout le monde dise comment il se sentait. Pour moi, on était à mi chemin entre les alcooliques anonymes et le rassemblement mystique. Au premier tour de parole sur le thème de la gratitude on a commencé à se dire qu’on s’aimait les uns les autres et j’ai commencé à me demander ce qu’on était en train de foutre. J’avais été éduqué à l’ironie, au second degrés pudique et à l’humour noir et stoïque et j’envisageais ce genre d’épanchement uniquement sur le divan d’un inconnu, qui prenait 70 balles les 45 minutes.
Je concédais volontiers que si on ne prenait pas le temps de se dire qu’on s’aime on finissait par ne jamais se le dire et qu’on le regretterait. Mais j’étais pas habitué à jouer cartes sur table à ce point là. J’avais toujours trouvé un genre de charme aux non-dits, aux sous entendus, aux silences. Disséquer mes émotions c’était pas mon créneau.
Mais bon, je me disais que c’était une tentative comme une autre de préserver la cohésion du groupe. Si ça faisait du bien à certains, si c’était bon pour la santé mentale du collectif, alors j’étais pas convaincu mais j’avais rien contre, je voulais bien faire comme tout le monde.
Et puis la houle du temps a charrié avec elle de potentielles sources d’embrouilles. Rien de bien méchant, mais quand même. De mon côté j’ai revu mon scepticisme à la baisse quant à ces petites séances de thérapie de groupe un peu barrées qui permettent de désamorcer ces tensions anodines qui font moisir les relations. On savait globalement jamais pourquoi on allait faire ces réunions là et on en ressortait toujours plus légers, plus joyeux. On palliait le manque chronique d’une communication dont l’individualisme n’a plus le temps.
« Le principal truc c’est qu’on est tous d’accord sur la vision, sur les grandes lignes du projet, et sur quel engagement on veut y mettre »
Sur notre colline, en fait, on essayait de refaire société, rien de moins. Nous étions venus sur ces terres chercher la liberté perdue et nous sommes remontés à l’origine des lois, en apprentis juristes, en apprentis sociologues, en apprentis. Un mardi, on se réunissait pour parler des « loyers » qu’on versait pour rembourser les investissements. On s’est spontanément mis à parler d’égalité, d’équité, de redistribution, de justice, à questionner l’idée que les meilleures chambres devaient être les plus chères, au risque de reproduire un système qui loge les plus pauvres dans des taudis. Chaque jour nous inventons des règles pour fonctionner. Après les avoir débattues, on les amende ou on les aboli quand juste nous semble. Certains collectifs ont très peu de règles et font un peu tout au feeling mais maintenant je pense que c’est à peu près là même chose que conduire bourré. Je finissais par tenir à notre transparente psychorigidité.
« Restaurer cette baraque par exemple, quand on y réfléchit c’est un truc de fou mais il fallait être plusieurs pour le faire. Ça crée une ambiance que j’ai jamais trouvée nulle part ailleurs. »
Le dernier pilier de notre coexistence vous le connaissez parce qu’il s’applique à n’importe quelle « aventure humaine » sans distinction. C’est le facteur SYMPA. Le premier soir où j’ai dîné à la ferme, j’ai levé la tête au moment de la salade. Je broutais ma laitue en me disant que j’avais une très vague idée des inconnus autour de la table. Pourtant j’avais l’ambition de partager mon quotidien avec eux et je trouvais ça un peu fort d’ailleurs. Les doyens avaient presque l’âge de mes parents avec qui la cohabitation avait montré des limites compréhensibles. Eux, ça faisait deux ans qu’ils avaient vendu leur pavillon et filé leur dem’ pour se lancer dans le vaste chantier de l’écologie résidentielle partagée et je mesurais que déjà ça, c’était pas rien. Chacun avait ses petits trucs parce que les gens sont comme ils sont, mais le dénominateur commun c’est que tout le monde était globalement SYMPA. Et quand bien même il y avait des baisses de régime, l’ambiance des soirées sans ambiance n’est pas une fatalité. Quand on tient pour acquis que c’est là qu’on a jeté l’ancre, on s’engage plutôt que de partir et on se rend compte que l’ambiance ça se travaille, ça s’invente, ça se met, et tout devient SYMPA. Et quand c’est SYMPA, comme par hasard, ça marche.