Le vendredi 30 mars 2018 à 15h07 je fermais la portière d’un aimable inconnu de l’autostop et m’élançais avec mon sac de toujours et mes chaussures de randonnée vers la barrière du péage de la sortie 9, déserte et minérale. Sur le zébra juste derrière, une berline attendait, deux personnes en sont sorties pour m’accueillir. On a balancé les affaires dans le coffre et les premières questions dans l’habitacle. La femme conduisait la voiture et la conversation, en parlant franchement, de trucs dont elle semblait avoir une longue expérience et ça me serait pas venu à l’idée de la contredire. Je lui trouvais une certaine sensibilité habillée dans une rudesse de forme. Lui, je me souviens qu’il avait de longs cheveux gris, un bleu de travail et du bleu derrière des verres progressifs, trop fumés par rapport à la luminosité, comme toujours. Il abondait dans le sens de sa femme en glissant quelques anecdotes d’une grosse voix douce. Je sais plus ce qu’on s’était dit, mais je me souviens que je me sentais entre de bonnes mains sur ma banquette arrière et j’avais bien aimé ces 8 premiers kilomètres vers ma nouvelle vie.
Il y a un mois, ces deux pionniers du collectif, avec qui je partage mon quotidien ont annoncé qu’ils quittaient la ferme. Séisme. Je venais de publier le pitre 6 pour chanter l’harmonie miraculeuse que nous avions réussi à créer et voilà qu’un cinquième de la charpente se pétait la gueule. J’étais sonné, pris d’un sentiment d’échec : les doyens se barraient, on n’avait pas su les retenir, ils avaient pas trouvé leur compte sur nos 11 hectares de joie. Ils préféraient vivre seuls comme tout le monde finalement, parce que les petites futilités qui coinçaient avaient eu raison de tout le reste. J’étais déçu comme un gosse, trahi par les événements. Le père noël n’existait plus. Les réunions émotionnelles ne pouvaient pas tout résoudre. Je prenais une énième leçon sur la volatilité de tout, sur la finitude des pages. La petite douche froide avait ré-ouvert le robinet à doutes.
Bilan. Ça fait dix mois que je suis fermier, enfin que j’habite dans une ferme, nuance. Quand je vais au jardin j’ai parfois l’impression de débarquer à une soirée où je connais pas grand monde. Je passe moins de temps que je n’imaginais à me mettre de la terre sous les ongles et heureusement que les copains sont là pour faire pousser ce que je mange. Je satisfais d’avantage le besoin de main d’œuvre sur le chantier et tant mieux, parce qu’un des trucs que je voulais faire avec ma vie c’était bâtir, c’est à dire laisser un petit peu de moi dans des poutres, des cloisons et du plancher. Dans ce domaine, il y a du mieux mais encore pas mal de lenteur.
Ma spécialité à moi, c’est l’art, et il n’est pas très fermier. Je suis un ordinauteur, qui écrit, retouche et monte sur son ordinateur, diffuse, promeut et démarche depuis son ordinateur, allumé, trop souvent. Et trop peu, peut être, peux mieux faire, là aussi. Pour accéder à la sainte reconnaissance qui permet aux artistes de survivre, il faudrait que je m’acharne plus. J’ai l’image de l’écrivain, fou de discipline, grattant dix heures par jour, qui me fait penser que pour être bon jardinier, bon bâtisseur, bon artiste, bon tout court, il faut faire ça H24. Mais il n’y a pas assez de temps, comme d’habitude, et il faut rendre sa copie quand même.
Le temps c’est ce que j’étais venu chercher à Loustaracq. Mais il fout le camp de la même façon. J’avais beaucoup d’espoir concernant la pendule de la salle à manger mais maintenant je suis catégorique : elle est aussi intraitable que n’importe quelle autre pendule. C’est comme un enfant en bas âge, vous la laissez 5 minutes sans surveillance et elle s’en prend à votre journée avec un empressement inhumain. Tous les matins, le gros machin jaune qui monte dans le ciel charrie l’espoir que j’arriverai à tout faire rentrer dans la journée. Puis une discussion autour des tartines prolonge le petit déjeuner jusqu’à une brève réunion, suivie d’un repas vite avalé, d’une micro sieste, de quelques courts messages qu’il fallait envoyer depuis longtemps, de deux ou trois bricoles sur le chantier et déjà le soleil qui débauche. Un diner plus tard, une vaisselle, une gamelle de croquettes aux chiens – ça leur fait tellement plaisir – et il fait nuit noire. Toujours pas ouvert mes cours de persan, toujours pas écrit mon pitre. Je refais un tour sur l’ordinateur pour travailler un peu et bailler beaucoup. Je décide que je serai plus productif demain et cède au brossage de dents. Je lis deux pages et je m’effondre. Procrastination : 1, bibi : 0.
Quelque part c’est une victoire sans appel contre l’ennui. Vouloir faire tellement de choses qu’on n’y arrive pas. Chaque jour que dieu fait j’apprends, je construis, je crée, je m’enrichis constamment. Pourtant je n’ai jamais été aussi pauvre. Malgré toute notre autonomie, nous convoitons encore certains des biens – matériaux de construction, outils ou céréales – venant d’un monde extérieur encore habitué à l’archaïque système de la monnaie. Il nous a fallu et il nous faut encore des euros pour faire des heureux. À part les billets de noël tombés du ciel familial, ça va faire deux mois que mes économies connaissent une évolution analogue à celle du permafrost et je deviens éligible à de plus en plus de minima sociaux. Il m’arrive de me dire que ça calmerait un peu mon compte bancaire.
La semaine dernière, je suis allé à un rendez-vous, à une heure de vélo sur les côtes du Béarn. Faisait beau, beau comme ces coteaux épargnés par le maïs conventionnel. Dans ces moments là, je tartine mes chaussures sur les pédales et j’ai le temps de penser. Je pense au temps que gagnent les gens qui me doublent, à ce qu’ils font de ce temps. Peut être qu’ils gagnent du pognon, grâce au pétrole qu’ils ont mis dans leur voiture. Dans ce cas c’est de l’argent carboné, un peu sale. Moi aussi je vais bosser là, pour de l’argent moins sale du coup, parce que j’y vais en vélo. Celui que je vais toucher est passé dans la lessiveuse des impôts, c’est de l’argent public, pour de la culture. Mais avant de se transformer en budget public, cet argent là, il venait d’où? Il avait été gagné comment ? Si ça se trouve il a été prélevé sur le salaire d’un employé d’un grand groupe industriel. On peut émettre l’hypothèse que ce groupe participe, en transformant des matières premières, à la prédation organisée des ressources naturelles et à la redistribution inéquitable des richesses produites. J’ai gagné de l’argent sale moi aussi, si ça se trouve. On s’en sort pas.
Je me dis que les « assistés » qui obsèdent tant les politiciens de droite, ont une emprunte carbone moindre en mangeant leurs chips marque repère devant les Feux de l’Amour que le diplomate qui passe sa vie dans les avions et les costards pour aller ouvrir des conférences internationales sur le changement climatique. Pourtant, le deuxième est mieux récompensé. On considère qu’il est plus méritant, il pollue plus mais il gagne plus, parce qu’il travaille plus, mais à quoi ?
Pourtant nous aussi, on bosse toute la journée à la ferme, et pas que pour nous : on accueille des gens, on construit une maison réellement intelligente qui servira à d’autres quand on sera morts, on régénère le sol, on montre aux curieux et certains produisent même un peu de culture. Mais on n’arrive pas à échanger ça contre d’autres choses dont on a besoin, parce qu’à biocoop ils n’acceptent pas encore d’être payés en poèmes. Ce n’est pas que nous soyons mauvais, c’est juste que le système économique n’est pas taillé pour nous. Être alternatif en 2019, ça ne rapporte rien financièrement. À la ferme, il y en a qui bossent en maison de retraite où qui font des ménages dans des chaines de supermarché pour pouvoir se payer le luxe de la sobriété. Si on veut de l’argent, il faut bosser pour ceux qui en ont, ceux qui écrivent les règles du jeu, ceux qui vont plus vite, à n’importe quel prix. Le système économique actuel est une course. Les cyclistes sont en concurrence avec des voitures qui arrivent toujours premières. C’est pas du jeu, parce que les voitures n’ont pas de pénalité pour la pollution. Si on était récompensés pour l’impact absolu qu’on a sur le monde et pas sur notre contribution au Produit Intérieur Brut, je connais un paquet de gens qui auraient des augmentations. Dans bien des cas, les premiers seraient les derniers. Tout un tas d’assistants de l’écocide capitaliste se retrouverait au chômage.
Et si personne ne demandait d’allocations, est-ce que le gouvernement utiliserait cet argent pour les hôpitaux qui craquent où pour recruter plus de soldats et défendre par la violence notre modèle inégalitaire de société? Qui sont les assistés ? Les paysans qui bossent 80 heures par semaine pour produire des légumes respectueux de la terre et qui touchent le RSA faute de subvention de la PAC (Politique Agricole Commune)? Où les exploitants qui les reçoivent parce qu’ils détiennent des milliers d’hectares, qu’ils érodent un peu plus chaque année grâce au prix dérisoire du baril et à la subvention des coûts de dépollution des eaux? Qui crée de la richesse nette? Sans épuiser les ressources que la terre est capable de fournir, sans marcher sur les autres? Je me plais à penser qu’ici nous détruisons moins, nous abîmons peu, nous créons un peu de cette richesse là. Et puis je me dis que c’est tellement prétentieux d’écrire ça que je n’ai pas encore passé le cap de remplir le formulaire de la CAF. Pour beaucoup, et donc toujours un peu pour moi, ce serait bien la preuve que mes choix ne sont pas viables.
Pour l’heure, et en attendant la consécration posthume, je ne décourage pas d’atteindre la pérennité économique. Sinon, vous serez malgré vous, les mécènes d’un Aller pour la terre, ou d’autres formes de poésie. Alors merci d’avance, merci pour la lecture. Le jour ou la courbe de fréquentation de mon site se transforme en encéphalogramme plat, promis, je m’inscris en agence d’interim. D’ici là, je continuerai à monter les côtes en vélo, parce que c’est inspirant et que la vue est belle depuis le col.