J’avais pensé plus d’une fois à ce moment, en me demandant si il arriverait. Et là, nous y étions. On baladait notre insouciance, au milieu d’une belle après midi, quelque part aux bucoliques abords de la ferme, en se tenant par la taille et par la conversation, quand soudain, en contrebas d’un chemin où chantaient des oiseaux, une prairie nous invite. Poliment, nous prenons place entre herbe et soleil et dégainons les bouquins. Mais la lecture tourne court, concurrencée par une autre activité champêtre, extra agricole, bien connue des couples qui ont la campagne pour eux. Pour eux, ou presque. Parce que les chiens ne ratent jamais une balade et qu’ils nous ont suivis. Ils déboulent du sous bois en hyper ventilation, les cœurs battants de gratitude, les langues pendantes de joie et les queues comme des essuie-glaces enragés. Bien incapables de comprendre la gêne occasionnée avec leur esprit de chien, ils interprètent nos injonctions à déguerpir comme de nouvelles marques d’affection et ramènent avec beaucoup trop de zèle les bâtons que j’envoie pour faire diversion. Leur attachement finit par avoir raison du nôtre, d’autant que nous sommes gagnés par la peur que notre animalité du moment ne leur inspire quelques autre preuve d’amitié déplacée. Tout ça pour dire que l’amour en zone rurale c’est exactement comme partout ailleurs en un peu différent : ce n’est pas simple.
Les fêtes de brousse sont des soirées parisiennes, à quelques détails près. Fini le métro, on y va en voiture, pleins phares. Les salons sont des granges, les parquets, de la terre battue, foulée par des semelles plus randonneuses. Il serait exagéré de dire que toutes les fêtes sont rythmées par la flabuta et le tambourin à cordes des bal trad’, mais quand même, c’est une institution béarnaise difficilement contournable. Les chorégraphies sont exécutées rituellement par des habitués d’une moyenne d’âge plus élevée que celle des originaux qui, intramuros, renouent avec les fest-noz d’antan pour se désennuyer. Aux fêtes à la ferme, il n’y a pas de kro ou de heineken, on boit les fûts bio du copain brasseur et on temporise avec de vrais produits du terroir plutôt que de combattre les relents d’un mauvais rosé avec des chips aux conservateurs et des carottes goût concombre. La queue des toilettes disparait, on pisse partout à la fraiche, la lune sous les étoiles. Mais pour le reste, ce n’est pas si différent. La faune mélange peut être plus de générations, mais il a la même proportion de gens qui ont l’air sympa, d’amantes et d’amants potentiels et de gens qui rentrent bredouille faute de courage ou d’envie réelle. À la campagne aussi, les gens dansent parce qu’ils ont bu et l’ébriété est la seule innovation consistante en matière de séduction entre l’enfance et l’âge adulte.
Ce soir je rentre seul, mais j’ai passé une bonne soirée, comme d’habitude. J’ai commencé à identifier et à être identifié, c’est comme ça que ça démarre quand on ne connait personne, quand le moteur social est froid. Avec les inconnus, les discussions tournent encore court. À Paris, je peux compter sur l’exotisme de ma vie à la ferme pour pimenter les mondanités, mais ici, je trouve trop parisien de s’extasier de la ruralité. Je me sens encore trop étranger pour les conversations de voisinage. Quand je discute avec un paysan, je suis vite à cours de munitions. Quand à la fête ils lancent le quizz pour gagner des sacs de farine, qu’ils demandent quelles légumineuses il y a dans la garbure et que tout le monde s’égosille, je reste coi. Il me reste à apprivoiser ce nouveau monde. À l’heure où je rentre me coucher gentiment ivre dans ma tente à l’orée du bois, je me dis que ça aurait été compliqué de recruter une campeuse de toute façon. Je baille de mélancolie en pensant au bon vieux temps où j’étais amoureux, taraudé par une envie de couple. C’est pas tant une histoire de sexe, non, juste une envie de « et », de « on », de liaison, de messes basses sur l’oreiller. Une envie de voir mon prénom associé à un autre sur une invitation. Je n’avais pas encore trouvé le moyen de faire mentir l’association entre ruralité et misère sentimentale. Ça ne me déprimait pas, mais il m’arrivait d’y penser.
Mes cohabitants étaient tous en couple. Ils étaient arrivés ensemble et s’étaient rencontrés ailleurs qu’à la ferme, par d’autres moyens que le jardinage ou l’éco construction. Dans les duos qu’on croisait au quotidien, il y en avait quelques uns qui s’étaient formés sur des sites de rencontre et qui m’en disaient du bien. Notamment amourbio.com, un truc qui semblait taillé pour les gens de mon espèce. C’était des végétariens qui chassaient d’autres végétariens à base de drague bienveillante et de discussions sur l’amour de la nature. Il y a un marché pour tout. C’est d’ailleurs ça qui ne m’allait pas, cette façon de considérer l’amour comme un produit de consommation, au moins dans la façon de le chercher. Je ne passais pas mes journées à chérir l’authenticité de mon mode de vie pour laisser un putain d’algorithme s’occuper de ma vie sentimentale. Chercher l’amour devait forcément être plus romantique que faire des courses, même si c’était à biocoop.
J’ai finalement trouvé la tendre délivrance, entre deux mondes. C’est dans une ferme qu’on s’est croisés, dans ma ferme que nous nous sommes revus et à Paris qu’on s’est embrassés. Verre de vin dans un bar aux lumières tamisées, verres de plus dans une soirée de vendredi, jusqu’à une heure où le retour en banlieue est sciemment compromis, et où la solution du petit appartement perché dans les étages fait culminer l’ambiguïté jusqu’au point de basculement. Ce chemin nous était familier à tout les deux. Elle, n’est pas paysanne, non, c’est une urbaine qui se plait à la ferme. Elle fréquente les bureaux et les chemins enneigés, les diners mondains et les cabanes de bergers. Elle porte du rouge à lèvres et des sacs à dos, marche sur des talons et des chemins de rando. Elle est douce comme un air de Joao Gilberto et avance d’un pas déterminé vers ses envies du moment. Ça fait dix ans qu’on se connait de loin mais on se reconnait bien, parce qu’on a appris les mêmes choses dans les mêmes quartiers. On se comprend, dans une langue que je maitrise toujours mieux que celle des paysans. Quant à mon ascétisme écolo-intégriste, je crois qu’elle comprend et peut être bien qu’elle l’embrasse intellectuellement. En tout cas on s’embrasse.
Les mois passent, d’échappées insolites en weekends roucoulants, comme autant de confirmations. Et puis les questions qui nous attendaient au coin du chemin se rapprochent. Comment notre compatibilité résistera-t-elle à l’éloignement de nos domiciles et de nos modes de vie ? Depuis le premier soir, je sais qu’elle n’a pas le genre de boulot qu’on peut faire en habitant dans une ferme et je sais qu’elle passe plus de temps que moi dans ces villes qui me tapent sur le porte monnaie. Alors il m’arrive de me demander combien de temps nous arriverons à faire le grand écart et si il faudra choisir, entre nous et nos vies. Quand on est invités à des mariages ou à des pendaisons de crémaillère je me dis qu’on est assez différents des amis qui approchent de la trentaine avec des bagues aux doigts, un foyer à crédit sur 25 ans et des envies de progéniture. Mais dans le fond je crois que ça nous va. Ce n’est pas la première fois que je tire un trait sur le schéma classique. Les conventions, peu me chaut. N’importe quel couple a ses petits ennuis et les kilomètres c’est pas pire qu’autre chose. On se voit pour se voir, quand on en a envie, et malgré la distance notre histoire s’écrit avec une facilité déconcertante. Tant qu’il y aura des trains, que les gens prendront des autostoppeurs, et jusqu’à ce que l’effondrement nous atteigne, je veux bien vivre entre deux mondes et continuer à plonger dans ces parenthèses qu’elle m’offre.