Je crois que je l’ai vexée. On ne s’était pas vus depuis longtemps, je lui avais proposé de venir à la ferme et elle a trouvé un vol pas cher. Quand je lui ai demandé si il n’y avait pas un train plutôt, elle m’a dit que le temps lui manquait. Et j’ai répondu que ça faisait beaucoup de CO2 pour quelques gorgées de bière. J’ai pris mon dernier avion entre Dakar et Nouakchott en novembre 2015. Jusque là, j’avais été moi aussi un grand consommateur de kérosène et de téléportation. Aujourd’hui je continue à monter dans les voitures et dans les TGV, à vider les cuves de total et à remplir les fosses de Bure. Je suis toujours empêtré dans les contradictions. Mais j’ai arrêté l’avion. Le trafic aérien me dit-on, n’émet « que » 2% du gaz à effet de serre à l’échelle mondiale. On entend moins souvent par contre que chaque année autour de 5% seulement de l’humanité s’envole et que 80% n’a jamais tenu un boarding pass de sa vie.
Mon amie n’a rien contre le respect de l’environnement, elle le respecte dès qu’elle en a l’occasion, elle ne polluerait jamais pour le plaisir de polluer, elle trie et elle pédale avec joie. Mais parfois, trop souvent, elle n’a pas le choix. Si elle veut voir les gens et faire les choses qu’elle aime, avec le temps qui lui reste et l’éloignement qu’elle a choisi, elle doit voler. Et là c’est le match des priorités : divertissement versus environnement. Pour avoir assisté à un certain nombre de confrontations, je peux dire que chez les animaux sociaux, c’est presque tout le temps la nature qui perd. Ma sortie sur l’emprunte carbone des retrouvailles me rangeait par conséquent dans le camp des misanthropes. Mes nouvelles fréquentations altermondialistes m’avaient transformé en robot déshumanisé, dénué d’empathie. J’aurais pu me dire que ça ne me regardait pas, la façon dont elle venait, que c’était son affaire, sa conscience. Si je l’avais mise en veilleuse on ne se serait pas fâchés.
Mais je n’arrive pas à regretter. Parce que je crois que ce vol n’était pas juste son affaire, mais aussi la mienne. Parce qu’elle venait pour me voir. Mais surtout, parce que le ciel qui serait rayé une fois de plus, c’était aussi le mien. La neige qui fondrait quinze jours plus tôt parce que le grand bleu est criblé d’avions, c’est celle des versants Pyrénéens où je randonne. Alors je n’arrive pas à regretter parce que je m’indigne de la négligence ordinaire. Le silence des autruches me pèse. Quand je le rompt en parlant de la vague gigantesque qui arrive au large, personne ou presque ne conteste, mais tout le monde préfère parler d’autre chose, de plus gai, se changer les idées, s’évader, voyager un peu, aller voir la beauté du monde. Mais comment ? Comment ? À quel prix low cost ? Combien de coups de scie encore sur notre branche éprouvée ? La réalité, c’est orang outan ou Nutella, oxygène ou steak haché, éléphant ou écran géant. Pour la poignée de privilégiés que nous sommes, c’est encore possible de ne pas trop sentir les conséquences de nos choix, de nos absences de choix, de prendre l’avion pour aller skier. Mais pour ces années d’irresponsabilité, nous nous surendettons et nous surendettons ceux qui n’en profitent même pas.
Ça ne sert à rien. Ça ne changera rien de dire ça. Ce n’était pas l’intention d’ailleurs, d’Un aller pour la Terre, de rabâcher une fois de plus ce réquisitoire culpabilisant qui s’aplatît toujours sur le mur du déni. De radoter ces sombres augures, comme le fou du village. Le message devait rester positif, pour donner envie. À quoi bon mettre la mauvaise ambiance dans un dîner, embêter le lecteur, s’épuiser, se fâcher ? Maintenant je n’en parle presque plus même si je ne fais que d’y penser, parce que je ne veux pas me couper des êtres aimés. Et pourtant, je sens que je les perds quand même, pas à cause de ce que nous nous disons mais à cause de ce que nous ne disons plus. À force de ne pas vouloir froisser, on déchire. Les liens s’étiolent. Les sujets de conversations disparaissent les uns après les autres comme les fils d’une corde qui menace de se rompre, parce que l’écologie est le sujet à la racine de tous les autres. Si on casse la planète, plus rien ne fonctionne : pas de biodiversité, pas de foot. Quand on parle voyage, je pense aussi avion et réfugiés, quand on parle cuisine, je pense aussi pesticides érosion des sols, quand on parle boulot je pense aussi capitalisme et inégalités, quand on parle technologie je pense coltan et travail infantile. Même quand on parle du temps qu’il fait, sujet d’ordinaire éminemment fédérateur, je ne fais que penser aux dérèglements induits par notre mode de vie. Je vire gentiment obsédé.
On parle quand même d’écologie de temps en temps, parce que les gens y pensent quand ils me voient débarquer. Ils me racontent la voiture hybride, le compost sur le balcon ou le liquide vaisselle écologique, les petits gestes éco citoyens, pour la planète. Et bravo, vraiment, tant mieux, mieux que rien, toujours ça de pris. Pourtant je m’entête, j’ai quand même envie de la ramener avec des mauvaises nouvelles, de dire que face à l’ampleur du problème, ces bonnes initiatives, c’est comme de tenter l’assaut du Pentagone avec un couteau à beurre. Certains d’entre nous le savent pertinemment et s’en font un prétexte moral pour continuer à vivre comme si de rien n’était. « Si je ne monte pas dans l’avion, il décollera quand même », le même genre de raisonnement qui conduit à dire « si je ne vends pas d’armes, d’autres le feront à ma place ». Ils capitulent en remettant le destin du monde entre les mains des gouvernants qui n’ont aucune raison de changer quoi que ce soit. Ils attendent tranquillement que Louis XVI se coupe la tête tout seul, une révolution « d’en haut », disent-ils, comme une apparition de la vierge.
Un jour où on roulait de la ferme à Paris dans la voiture parentale – voiture : émissions de CO2, déchets futurs – sur l’autoroute – autoroute : Eiffage, capitalisme, péage, inégalités, artificialisation des terres cultivables – ma mère m’a dit que ce qu’on faisait à la ferme était bien mais quand même assez extrême. J’étais devenu un extrémiste. Mais qui sont les extrémistes dans l’affaire, ceux qui essayent de regarder les chiffres en face et de faire des choix cohérents mais marginaux ou ceux qui se cramponnent à un mode de vie majoritaire mais suicidaire ? Pour des extrémistes je trouvais qu’on se la coulait plutôt douce. On faisait un djihad pépère, à faire pousser des tomates et à bricoler.
Ce qui était extrême pour ma mère était peut être la vie à plusieurs, la déconnexion du réseau électrique, l’éloignement de la ville, la faiblesse des revenus, le manque de voitures, le contrôle des consommations, le discours. Mais je n’avais pas l’impression de faire beaucoup d’efforts. J’en faisais même plutôt moins qu’avant, abstraction faite des efforts physiques. Ce qui est extrême pour nous, c’est la situation. Les canicules en février, les micro particules de plastique dans le prochain verre d’eau que je boirai, les espèces que les enfants ne verront plus, la violence policière comme seule réponse aux combats légitimes, les inégalités indécentes, l’avancée imperturbable du jour du dépassement. Cette année c’est le premier août. C’est le moment auquel l’humanité aura consommé toutes les ressources que la Terre est capable de produire en un an et émis toutes les pollutions que la Terre est capable d’absorber. Elle remonte tous les ans sur le calendrier, parce que nous consommons d’avantage de ressources et parce que la terre en produit moins à cause de la chute de la « biocapacité » liée à la déforestation ou à la surpêche.
Et notre ferme dans tout ça ? Un sympathisant, amateur de chiffres et de bilans carbone a calculé que nous étions juste au seuil de soutenabilité (quand une Terre suffit par an) et que nous polluions autant que le cubain moyen, ce qui est dix fois moins que le français moyen. Moi qui nous croyais bons élèves, nous avons juste la moyenne malgré tout notre extrémisme. Alors qu’est-ce que notre initiative face à l’immensité du problème ? Un grain de sable, qui fait surement jaser les plus radicaux que nous. On se bat aussi au couteau à beurre : avec un jardin, une maison et des mots. Notre charpente est un porte étendard. Notre emprunte écologique n’est plus la variable d’ajustement de nos choix mais leur premier déterminant. Techniquement, c’est possible, c’est indispensable. Alors tous à nos couteaux à beurre !