Tout est parfait. Pendant les secondes ou les minutes qui suivent, tout est parfait. Le smog éternel se crève pour laisser percer cette lumière divine annonçant le retour de l’espoir et de la paix dans le monde. L’espace d’un instant, la grâce, tout est vraiment parfait. C’est presque à chaque fois le même apaisement, la même délivrance, les mêmes chants mélanésiens d’une pureté qui recoud le monde et annonce une ère nouvelle. Et lui aussi, il s’allume. Une sérénité invincible l’envahit, il est quinze fois lui même, extralucide. Le moindre machin devient beau, le moindre mot raisonne de sens, sa vie brille putain. L’animal enfin rassasié accouche d’un philosophe pleinement conscient du vaste monde. Pendant quelques secondes, l’homme est réconcilié avec lui même, tout coule de sens. Cet instant, c’est un répit spatio-temporel, les quelques centièmes de secondes de lévitation que la gravité tolère au corps qui s’élance du plongeoir.
Et puis plouf, ça retombe. La pièce réapparait, les murs, les lumières, les meubles, l’odeur musquée de sexe sur le bout des doigts, les impératifs, les embrouilles, le bruit des bagnoles derrière les doubles vitrages, le bruit du temps qui passe, toutes ces choses qui ramènent à la réalité comme ces vagues trop fortes qui confisquent le large. Là, il est 4h16 du matin et il n’y a pas plus de bruit que de lumière. Tout le monde dort, sauf lui, qui se réveille difficilement le caleçon maculé d’illusions nocturnes. La paresse endormie succombe au constat qu’il vaudrait mieux s’en occuper maintenant, avant que ça sèche. Les yeux collés, les pupilles ivres, il démarre son corps pour le trainer vers une solution. Mais à cette heure là, il n’y a pas de bonne solution. Il y a juste cette tâche que ses 27 ans étaient sensés lui épargner et il y a le fait qu’il vit chez ses parents, ce constat implacable que sa vie sentimentale ressemble à la verdure sahélienne, que le robinet fait plus de bruit que les chutes d’Iguazu et que le parquet grince lourdement alors que la maison a le sommeil léger.
Lui, c’est un échantillon type de la génération Y. Il a grandi comme tous ses camarades, en mangeant les mêmes céréales, devant les mêmes dessins animés, avec la même envie d’éteindre pour aller à l’école. Comme eux, il s’est senti incroyablement français au deuxième but de Zidane un soir de l’été 1998. A l’adolescence, il peinait surtout à trouver des prétextes de rébellion, bien obligé de constater qu’il avait grandi à une confortable distance du besoin. Il y a toujours des moments difficiles parce que c’est le jeu et qu’on ne peut pas tricher, mais globalement, sa vie avait avancé sans trop de râteaux, de petits échecs en petits succès, jusqu’à de bonnes études conclues par un diplôme célébré dans l’alcool et la gueule de bois. Puis il avait rédigé la même lettre de motivation que tout le monde et réussi à dégoter le même stage que tout le monde : un peu chiant mais pas si mal. Il sentait bien que toute cette progression était en train de l’anesthésier et passait ses pauses déjeuner, comme d’autres cas emblématiques de sa génération, à rêvasser d’une vie plus palpitante, mu par une quête de sens et une défiance viscérale à l’égard des choses convenues.
Du coup il avait sauté sur le créneau du dérapage contrôlé, en commençant par le virage exotique de l’expatriation. Partir, voyager, aller voir à l’autre bout du monde si il y était. Partir, tout quitter, débarquer comme un cow-boy sans troupeau au milieu d’une jungle de mots et de lieux inconnus. Un jour il se rendit compte que travailler dans un bureau à l’autre bout du monde consistait malgré tout à travailler dans un bureau. Il entreprit de pourchasser le panache plus loin, plus fort, à travers une pratique pratiquée des aventuriers de la génération Y : le tour du monde. Comme pour tout ceux qui la vivaient, cette expérience là allait le marquer profondément, parce que quoiqu’on en fasse, « le voyage vous fait et vous défait » écrit Nicolas Bouvier. Au lieu d’assouvir une éphémère pulsion de n’importe quoi débouchant sur un retour à la normale, sa promenade confirma son envie de ne pas faire comme les autres et lui donna une idée : quitter la ville et aller voir à la campagne si le bonheur s’y trouvait. À la vie urbaine plus forte que soi qu’il payait en dépendance, en superflu et en passivité, il voulait substituer une vie plus proche de la terre, de l’animal, de l’espace et du silence. C’était une quête d’absolu, de vrai, de palpable, de cohérence, de sobriété, peut être même de virilité, une quête quoi. Un néo rural était né.
En attendant le grand départ pour le paradis perdu, il fallait le trouver. Pendant les recherches, il occupait aussi ses journées à acter sa reconversion artistique en s’investissant sur des projets chronophages et sous payés qui avaient le mérite de faire sens, c’est à dire de contribuer à un monde qu’il jugeait souhaitable avec ses idées de gauche. Sur les autres tableaux, ça foutait le camps, parce qu’il avait pas assez de temps. Il y a des moments où la vie c’est comme une valise trop petite : on arrive pas à tout faire rentrer dedans et on finit par penser qu’on fait tout plus où moins mal. Les jours pessimistes, il envisageait volontiers sa vie sentimentale comme un pétard mouillé, taraudé par l’hypothèse qu’il se cramponnait à une relation joliment vaine à cause de la nostalgie, du romantisme et de l’esprit de contradiction. Quant à l’autonomie que la société présume d’un individu ne pouvant plus prétendre au tarif jeune, la situation avait montré des signes encourageant d’évolution pendant les années bureau mais force était de constater que le retour à la case parents avait un vieux de gout de flashback. Ok, le café / tartines avait remplacé les céréales au lait de vache qui se digère moins bien avec l’âge, mais reste que sa survie se retrouvait à nouveau suspendue au mécénat familial version résidence d’artiste. Même ses potes commençaient à lui payer des coups un peu trop souvent en invoquant des différences de revenu. Se faire subventionner, ce n’était pas son idéal de vie, il fallait trouver une solution durable.
En ce temps là, la solution durable était relativement théorique, expliquer que l’herbe est plus verte que l’asphalte derrière une pinte sur un bout de trottoir c’est pas bien convainquant. Les gens l’écoutaient patiemment déballer son petit laïus sur la possibilité d’un un autre mode de vie comme si il leur expliquait que l’amour entre les peuples était la solution au conflit israélo-palestinien. Les gens sont sympa, ils acquiesçaient, mais ils le laissaient toujours avec l’impression d’avoir prêcher dans le vent. Si c’était aussi simple, il y aurait un exode urbain massif, les gens sont pas fous. Parfois, pour discuter, on lui opposait des arguments réalistes. Ça commençait toujours par les finances, encore plus avec les enfants des trente glorieuses. Tout ça c’était bien beau mais comment est-ce qu’il allait gagner sa vie ? Il y a pas d’emploi à la campagne. Gagner sa vie, c’est à dire trouver de l’argent pour se payer des trucs parce qu’il faut bien vivre. Les quelques pistes qu’il jetait dans l’interrogatoire, assez éloignées du contrat à durée indéterminé, faisaient rarement mouche et entrainaient tout au plus un petit ouais avec pas mal de points de suspension. Si tant est qu’il arrive à se débarrasser du problème central des chiffres sur le compte en banque, la deuxième réserve concernait le constat largement répandu qu’à la campagne, quand même, on se fait sacrément chier. Elle a ses avantages et beaucoup d’urbains apprécient d’y passer vacances et week end, mais reste qu’il n’y a pas de musée, pas de cinéma, pas de commerce, pas d’endroit où sortir, presque pas de gens ou pas les bons. Toutes ces aménités, cette culture, ces distractions, ces opportunités et toute cette civilisation que la ville offre, la campagne en est privée. La dernière réserve, pas des moindre, était quand même que par le jeu d’une concentration démographique rurale plus faible, la campagne était le décor bucolique d’une misère sexuelle et sentimentale invraisemblable. C’était pas forcément un bon plan.
Ces questions là, forcément, il y avait pensé avant eux. Le jour où les deux onglets de son navigateur juxtaposaient youporn – busty milf threesome et mouvement des colibris – faire sa part, soit la mise en scène grotesque d’une bestialité imberbe et dégradante versus l’altermondialisme sobre écolo et décroissant, il aurait presque donné raison aux pessimistes qui pensaient secrètement que tout ça n’était qu’un fantasme. Mais la vie lui avait chuchoté quelques secrets pendant ses voyages et il y croyait encore assez. La route lui avait dit que ceux qui vivent avec peu vivent quand même, et pas toujours plus mal que les autres, que trouver l’amour tenait surtout à une façon de chercher et que l’amour se foutait bien des décors de toute façon. Quant à l’ennui, il l’avait traqué jusque dans les déserts les plus arides et pendant des semaines trop casanières sans jamais le rencontrer. Il se sentait immunisé, fin prêt, et pourtant, il n’avait pas d’argument recevable à opposer aux sceptiques de la ruralisation heureuse. La meilleure démonstration que changer le mode est possible était peut être encore de passer à l’acte.