En y repensant il y a quand même un truc qui m’avait paru louche en arrivant à la ferme. Dès les premières semaines, ça parlait effondrement sociétal à table. J’avais échappé aux éco-bisounours, aux polyamouristes et aux chamans improvisés, mais pas aux théoriciens du complot. Fichtre. Deux semaines après mon afermissage, trois de mes nouveaux colloques partaient pour un tour de France à vélo sur l’effondrement, pour annoncer la fin du monde. Super. La première soirée débat se passait au chef lieu du canton, sur la vieille place avec des arcades, on avait pris les vélo. Ça commençait par la vidéo d’un universitaire au regard pétillant de bienveillance qui avait l’air gentil comme tout mais qui déballait un paquet d’atrocités sur la société « thermo-industrielle », celle du pétrole et des usines, qui avait de fortes chances de disjoncter dans les dix ans à venir. On était ensuite passés à un sondage spatial pendant lequel les participants étaient invités à se tenir d’un côté ou de l’autre de la salle pour dire comment ils se sentaient. On était pas mal agglutinés sur le mur de gauche : pas top.
Dans les semaines qui suivaient j’ai commencé à me documenter un peu sur l’apocalypse, au cas où. L’autre soir, j’avais fait la connaissance virtuelle de Pablo Servigne, un collapsologue, c’est à dire un chercheur qui s’intéresse à la fin des civilisations. Après quelques lectures, j’en concluais que les collapsologues n’avaient pas inventé le réchauffement mais plutôt compilé tout un tas de travaux, de courbes et de données sur le climat, les ressources, l’économie, la démographie pour en arriver à la conclusion qu’à un moment, ça allait craquer et que ce serait la fin du monde, « d’un monde » plutôt, et c’était bougrement plus crédible que le calendrier Maya. En fait les collapsologues avaient surtout inventé un concept : l’effondrement, qui récusait toutes les concepts mollassons et trompeurs comme le développement durable, la croissance verte ou la transition énergétique. Ils expliquent que notre société « développée » est une voiture lancée à 150 km/h sur une route limitée à 50 et que le virage en angle droit à moins 15 mètres de la calandre laisse penser que ça va mal se passer. Pour les copains fermiers et moi, le constat est assez indiscutable, la conversion à l’effondrement n’a pas été trop difficile.
Ce qui était plus difficile était d’encaisser la nouvelle. La transition n’aurait pas lieu, quoi qu’on fasse. Cette faible flamme rallumée à chaque élection et soufflée par chaque gouvernement, s’éteignait pour de bon. Le monde dans lequel j’avais grandi et sur lequel je comptais pour prévoir la semaine prochaine allait cesser de fonctionner. Sur une web série dédiée à l’effondrement* et devenue culte à la ferme, des gens comme Yves Cochet, ancien ministre, expliquaient avec une logique implacable que les pénuries à venir, (en eau, en nourriture ou en énergie) découlant de la surexploitation des ressources naturelles et des dégradations des écosystèmes, entraineraient des dysfonctionnements profonds du commerce mondial et de l’économie, et précipiteraient la chute des Etats qui ne seraient plus en mesure de couvrir les besoins de bases de leurs populations.
Dans tout ça je voyais mal comment les podcasts, les blogs ou l’édition allaient survivre et je commençais à penser ma reconversion en tant que ménestrel, l’oralité devenant le support de diffusion le plus fiable. Une mauvaise nouvelle n’arrivant pas seule, si effondrement il y avait, cela présageait d’épisodes de violence inédits liés au fait que personne n’hésite à en découdre quand il a faim. Même si certains collapsologues disaient qu’on allait tous s’entraider pour la survie de l’espèce et se mettre à la permaculture après avoir réalisé qu’on avait fait une grosse bêtise avec le néolibéralisme, d’autres prévoyaient que les puissants capitalistes et leurs soldats manquent de fairplay face à l’échec de leur modèle de société. Avec un peu d’imagination mais pas tant que ça, on en arrivait aux scénarios des films d’anticipation les plus sombres qu’Hollywood ait produit. Certains adeptes de la deuxième hypothèses viraient survivalistes : bunker, armes, boites de conserves et comprimés d’iode contre les radiations nucléaires.
Au bout d’un moment j’arrêtais de me documenter pour souffler un peu. En décrochant de mon ordinateur, rien ne semblait avoir changé. La biodiversité du jardin était toujours aussi bruyante et les pruniers produisaient toujours de belles prunes, mon téléphone captait, il y avait de l’essence à la pompe et des pompes dans les rayons du carrefour contact. J’allais toucher du bois et sniffer des essences de pin à l’atelier pour de me changer les idées. Quand ça allait mieux, je me remettais à écrire des articles et éditer des photos pour des magazines qui allaient être imprimés, distribués, lus et me permettre de payer un loyer et quelques bricoles contribuant à ma survie et à mon confort. Tout était sous contrôle. J’entrais en fait dans une zone de turbulence mentale, je commençais à souffrir de ce qu’on appelle la « dissonance cognitive » dans le milieu, et qui se caractérise par un décalage entre ce que l’on sait et ce que l’on fait.
Je faisais mon deuil petit à petit. Je me demandais à quoi ça servait de refaire le monde sur notre colline de Loustaracq si le monde se déferait quoi qu’il arrive. J’avais la gueule de bois, tout ça était vain. Foutu pour foutu ne valait-il pas mieux s’en payer un maximum avant que le buffet à volonté ne ferme, monter dans un avion pour s’offrir un petit dernier shoot de monde. Heureusement, je me suis réveillé le lendemain, les yeux en face des trous. La douche serait froide, mais l’effondrement entraînerait avec un peu de chance l’arrêt des aberrations qui avaient fait de nous des altermondialistes. Peut être qu’il fallait en passer par là pour porter le coup de grâce à la vieille hydre malade et inventer un monde un peu plus sympa.
Depuis le voyage à vélo et depuis que les média causent d’effondrement, une flopée de journalistes nous a contacté. Dans leurs reportages, nous sommes devenus le collectif qui se prépare à l’effondrement, dans la joie et l’autonomie, nous sommes résilients. La vérité est que notre autonomie vient pour une bonne partie des usines et que nous ne sommes pas encore sevrés de nos addictions fossiles. Tant que la facilité coule du pistolet, on triche encore un peu, on utilise la tronçonneuse plutôt que le passe partout. Nous ne savons pas plus que d’autres à quoi ressemblera l’effondrement, ni combien de temps il prendra, si il y aura un grand soir, j’en doute.
Je crois qu’il a commencé ailleurs, que certains qui le subissent déjà atteignent les frontières que nous tentons d’ériger comme des murs de sable à marrée montante. Mais pour le reste l’effondrement n’a pas atteint nos cuisines, nos réservoirs ou nos sens. Ou si peu : quelques tomates insipides, quelques centimes d’augmentation à la station, quelques gilets et quelques degrés de plus en été. Comme un crise passagère. L’effondrement n’atteint pas les consciences tant qu’il n’atteint pas les corps. Depuis que nous sommes à demi conscients et que nous avons dépassé l’état de sidération, cette perspective charrie son pesant d’espoir. L’effondrement nous conforte dans ce que nous accomplissons au quotidien, dans cette quête pratico-poétique que nous partageons avec tous les curieux qu’elle intrigue et avec tous ceux qui s’attaquent aux problèmes du monde avec des couteaux à beurre. Nulle action n’est vaine, chaque potager est un airbag, et le choc qui arrive sera moins violent si nous levons le pied au lieu d’accélérer encore. La partie d’après va bientôt commencer. Un aller pour la Terre s’arrête ici mais j’habiterai à la ferme jusqu’à nouvel ordre, et surtout après.