Savoir ce qu’on ne veut pas est simple, c’est savoir ce qu’on veut qui est coton. Quitter la ville, fuir les bureaux, les jobs à la con et les loyers c’était décidé mais il lui restait maintenant à se pencher sur ce qui venait après. Comme pour toute bonne recherche, ça commençait par la page d’accueil d’un navigateur : une fenêtre de texte avec curseur qui clignote, comme lui, comme pour dire « vas-y ». Oui mais où ? On lui demandait souvent si il avait un coin qui l’attirait plus qu’un autre. À part un amour de vacances pour la montagne, il n’avait aucun lien à la terre à se mettre sous le doigt, pas une ascendance paysanne assez proche pour être crédible, la carte était plate comme la Beauce.
Partir de zéro, tout faire lui même depuis le commencement, ça lui disait trop rien. Il partirait de trop loin et il n’était que moyennement emballé par le mythe du pionnier qui bâtit sa vie sur un terrain vague. Comme beaucoup de ruraux en fermentation, il avait commencé prudemment par tâter le terrain du wooffing, c’est à dire en troquant la force de ses bras contre des repas bio et un matelas à l’abri de la pluie. Ça lui avait bien plu de travailler en touchant autre chose que des touches, de finir ses journées en s’écroulant à table cassé par le vrai travail. Il avait pris ça pour une confirmation, les trottoirs ne lui manquaient pas trop. Pour la première fois de sa vie, il avait passé un peu de temps avec des paysans, des vrais, c’est à dire des gens avec des mains dures, séchées à l’argile et cornées aux outils, des mains qui serrent fort, qui se remarquent sur une table, des paluches. Le soir, au lit à 21h30 avec ses mains de pianiste derrière la tête, il pensait à ses hôtes. Il les admirait parce qu’ils gagnaient leur autonomie avec une passion dénuée de week end, en cultivant la noble cause de nourrir la terre et les hommes.
Et pourtant il ne s’y voyait pas tant que ça, pas comme ça. La mono-activité, les 12 heures de boulot journalier à côtoyer exclusivement des légumes et la semaine de vacances une fois tous les 5 ans, ça ne collait pas avec ses envies de temps libre, de création artistique et de voyages au long cours. Certes, il avait eu les yeux humides devant Into the Wild, un peu aidé par la bande originale. Mais le scénario de l’ermite qui se retire du monde, c’était pas le sien. Il était lucide sur sa dépendance au wifi et son besoin de partager avec ses semblables les songes que lui inspirait cette troublante succession d’occurrences singulières qu’on appelle la vie. En laissant mariner ce constat, une idée lui était venue : partager ses conversations, ses repas, son toit, son labeur et ses factures avec d’autres qui penseraient un peu comme lui. Vivre en collectif, passer le cap de la campagne à plusieurs en se rendant service les uns les autres dans une bienveillante solidarité. Ça, c’était une idée. Même ceux qui envisagent la vie comme un business plan trouveraient du sens aux économies d’échelle rendues possibles par toute cette mutualisation. Au moment où l’idée lui était apparue, il se disait même que c’était LA solution à l’universelle problématique de comment couler des jours heureux en se faisant le moins violence possible ?
En attendant, il restait relativement discret, pas parce qu’il avait peur de se faire piquer la combine, mais parce que la suite de mots « vivre-en-collectif » provoquait parfois des évocations en chaine. Il y avait cet imaginaire poussiéreux de la communauté, : il suffisait de dire « vivre-en-collectif » et les gens se mettaient à voir des portraits de Che Guevara sur des combi volkswagen, des dread locks dégringolant dans des sarouels bariolés, des nuages d’herbe, des bolas enflammées et de la mendicité souriante et pieds nus. Il y avait aussi ceux que l’individualisme néolibéral commençait à ronger et qui associaient volontiers la vie en collectif à une espèce de secte où un gourou biologique faisait de la propagande contre le pétrole et les télévisions. Pour eux, vivre en collectif c’était franchir le seuil d’un repère de vilains ZADistes épris de contestation, de chiens maigres et nourrissant une haine obsessionnelle à l’égard des forces de l’ordre et des marques de shampooing. Vivre en collectif, en fait, c’était du communisme et Ronald Reagan nous l’avait bien démontré, ça marchera jamais. Alors du coup lui, il expliquait qu’il cherchait une « grande colocation » à la campagne, ça faisait moins peur. C’est comme ça qu’il le voyait aussi dans le fond, sans trop d’idéologie derrière, à la différence notable que cette fois il n’y aurait pas de rentier invisible pour venir mettre la main sur la moitié de ses revenus.
En défrichant le web à la recherche d’un lieu, il était quand même tombé sur quelques trucs qui lui avaient semblé louches, parce que dans le monde des éco-lieux, c’est exactement pareil que partout : il y a à boire et à manger. Il y avait ces sites foutus comme windows 95 où les gens expliquaient pourquoi la polyfidélité sexuelle était le ciment de la vie en communauté. C’était peut être visionnaire mais lui ne se voyait pas trop débarquer dans un endroit où tout le monde s’envoyait en l’air avec tout le monde. Son éducation judéo-chrétienne le réduisait à penser qu’en 2018, ce genre de façon de faire société finissait souvent par réveiller des sentiments moches et tourner vinaigre. Il avait aussi déniché des pages d’accueil truffées de dénonciations et d’intransigeances. Des types expliquaient qu’ils étaient contre à peu près tout et que tout allait mal et que personne ne faisait rien pour que ça s’arrange. Après avoir tout avalé, le seul passage à l’acte cohérent c’était le suicide. Ça laissait présager des collectifs bonne ambiance où la flagellation et la frustration était servis en accompagnement des graines germées et des racines. C’est sûr, l’état du monde était embarrassant, mais il ne comprenait pas vraiment ce qu’il y avait de militant à rejeter la société toute entière sous prétexte qu’elle ne réfléchissait pas comme il fallait. Les altermondialistes intolérants étaient aussi intolérants que les fascistes intolérants. Lui, il voulait continuer à prendre l’apéro avec ses potes mouillés dans le capitalisme parce qu’il n’aimait pas l’entre soi et qu’il n’y a rien de pire que de rompre le dialogue. Et puis il y avait le troisième type de site, souvent un peu mieux mis en page, où il avait plus de mal à cerner ce qui le chiffonnait. Le signe distinctif c’était que les proprios se servaient de leur potager et de leur baraque bioclimatique pour emballer tout un tas de stages un peu opaques qui coutaient les yeux de la tête. Parfois c’était vendu comme du « développement personnel », un concept en vogue qui visait les comptes bancaires des personnes désœuvrées à qui on promet que passer une nuit dans une cabane et coller trois post it au centre d’un cercle redonnera du sens à leur vie.
Heureusement y avait aussi un paquet de collectifs qui avaient l’air sympa, qui racontaient des choses sensées, qui employaient les bons mots. C’est très importants les mots qu’on écrit sur internet, parce que c’est la première chose que les autres lisent, c’est le premier contact. Si on écrit n’importe quoi les gens décrochent, illico, parce qu’un internaute ne doit rien à personne. Tout se joue toujours à quelques mots. Et justement, un collectif trônait en haut de sa liste, parce que ce qu’ils écrivait était assez précis pour donner l’impression d’avoir été muri. Le projet semblait rationnel mais pas froid, engagé mais pas dogmatique, les mots étaient sérieux mais laissaient percevoir une pointe d’autodérision. Bref ce lieu là lui plaisait bien. Il ne correspondait pas intégralement à ce dont il rêvait dans le vent mais c’était déjà assez. L’important c’était de trouver un endroit où changer de mode de vie, le reste, ça s’appelle l’adaptation.
11 avril, départ. Départ pour le premier lieu après quelques mails échangés. Ce futur inconnu ne tient qu’à un fil, sans fil, quelques mails, tout juste. Là sur le quai il a comme une sensation de vertige. Dans quelques crissements de rails, le TGV n°6548 va l’expédier à 350 kilomètres heure vers une nouvelle vie avec d’illustres inconnus. Ce n’est pas irréversible, mais c’est son seul plan alors ça lui donne l’impression de sauter dans le vide. On lui a dit que l’élastique était bien attaché mais quand même, on ne sait jamais, ça fait un petit quelque chose qui court dans le buste. D’ailleurs c’est peut être cette sensation là qu’il a toujours aimé. Ce moment de lâcher prise, ce moment instable, ce moment où on essaye. Au fond, essayer c’est peut être ce qui nous reste de mieux à faire de cette vie. Trying the life. T’avais raison Richard.