Entre deux coups de grelinette, il pouvait lui arriver par absence de jeter un oeil lunaire à la volontaire de passage à la ferme. Il surveillait, sans ambition, juste pour le plaisir d’y penser un peu, de se laisser aller cinq secondes, de taquiner un léger désir. Ça prend son temps le désir avec la patine des années, il faut le laisser monter tranquillement.
Quand on baise c’est sympa, on fait notre petite affaire, on se fait du bien mais il y a quelque chose de trop mécanique, on n’y est pas complètement. C’est mal, mais souvent je repense au dernier corps qui m’a rendu ivre. Si elle était là, on remettrait ça, on s’en paierait comme pas possible. Mais on savait pas s’aimer. « La folie, c’est de refaire toujours la même chose, et d’attendre des résultats différents » Albert Einstein. Son beau minois porte une infime cicatrice de quand elle s’est cognée petite, en se précipitant sans regarder. Aujourd’hui elle se cogne encore et s’en cogne toujours. Le seul moteur de ses actes, c’est les sentiments. C’est touchant mais impossible à vivre. Elle jouait de la harpe avec mes nerfs, continuer n’aurait eu aucun sens.
Mais est-ce parce que les choses n’ont aucun sens qu’il faut s’abstenir de les faire? Certaines choses sont belles précisément parce qu’elles n’ont aucun sens, comme le funambule qui marche sur son fil. Et toi, douce déviance, métaphore de l’existence, tu incarnes cette beauté si particulière d’une histoire qui ne mènera jamais nulle part, ce cri, touchant de désespoir du combat romantique, mais perdu d’avance. Si il ne me restait qu’une semaine à vivre je te chercherais pourtant. Toi qui te débats contre toi même, contre cette réalité que tu provoques, comme une gamine sous l’orage qui supplie ses vêtements de sécher. Toi qui débordes, comme un coloriage de gosse. Toi qui a disparu. C’est bien comme c’est, c’est mieux comme ça. Ou si ça se trouve, je me sentirais vivre plus fort si j’avais cédé aux folies aveugles que tu me tendais, si ça se trouve je passe à côté de ma vie, comme les gens qui disent tant pis…
Ce genre de rumination lui prenait souvent, dès qu’il se mettait à travailler avec ses mains, parce que c’est un portail vers la divagation. Il aimait bien ça, quand les pensées dérivent, quand l’inconscient s’installe dans le cockpit et que les idées s’enchainent sans filtre ni logique. Tant que le biseau est dans le bon sens et que la planche est coupée à deux cent quarante-quatre centimètres cinq, il a tout le loisir de rêver. Les longues heures à suer, au champs ou au chantier, lui faisaient l’effet d’une randonnée en montagne. Au début, il commence à marcher, les pas sont lourds, les articulations sont froides, la machine se met en marche dans un râle, comme une vieille locomotive à vapeur, le souffle cherche son rythme, ça chauffe.
Et puis à un moment une inertie se crée, l’effort est assez répétitif pour devenir automatique, il ne sent plus son sac, il oublie qu’il ramasse des patates, qu’il lave des assiettes, quelque chose se passe là haut dedans, un décollage, un décrochage, c’est parti. C’est une véritable vidange de l’esprit qui s’amorce, un grand ménage de printemps cérébral, comme une nuit de sommeil qui balaye les embrouilles et éclaircit les songes. La sueur aussi porte conseil. Toutes les pensées enkystées s’échappent, des idées naissent. Il n’y a pas que de la grande philosophie, c’est sûr, parce qu’il ressasse grave souvent, mais une petite digestion mentale s’opère, mine de rien, l’esprit fait de la place. Quand il enlève ses chaussures, qu’il essore l’éponge ou qu’il dépose les outils dans la grange, il est plus frais. Le travail manuel a sur lui l’effet inverse d’une réunion où d’un ordinateur : il libère le cerveau au lieu de le saturer. Il fait naitre des idées claires et de l’inspiration.
C’est ça, l’effort physique est le corolaire de la santé mentale. Un humain en bonne santé n’est pas un humain qui dépense mais un humain qui se dépense, dont les muscles se bandent plutôt que de s’atrophier, dont la sueur coule pour évacuer les toxines et dont les courbatures célèbrent la croissance. La petite violence du début est insignifiante comparée à la récompense qui fait suite à l’effort. L’effort est un point de contact avec le monde physique. Il y en a même pour Narcisse dans l’effort, parce que la sueur est un allié de taille dans le combat contre la progression de cet enrobage rénal qui guette tous les trentenaires et que par complaisance ils ont fait appeler les poignées d ‘amour. On croise peu de fermiers dans les salles de fitness.
Contrairement à son habitude, tout ce travail ne générait pas un traitre centime. Dans sa ferme de Loustaracq, le boulot ne servait pas à gagner de l’argent mais à réaliser des économies. Tout ce qu’ils faisaient, ils ne l’achetaient pas. Ils s’étaient comme ça affranchis d’un certain nombre de dépendances : légumes, pain, miel, plomberie, électricité, maçonnerie. Il fallait bien acheter de l’essence ou des panneaux solaires, des planches ou des fenêtres, des céréales ou de l’huile d’olive, mais pour un tas de domaines, l’autonomie était une réalité. La variable d’ajustement avait cessé d’être seulement l’argent pour devenir surtout le temps. Pour construire les nouvelles toilettes sèches, il fallait juste compter trois jours de travail parce que les poutres et les palettes étaient récupérées et gratuites. À la ferme ils avaient changé de monnaie, tout le monde avait ouvert son compte à la banque du temps : ils rémunéraient leur travail en dépenses évitées.
Il travaillait toujours autant qu’avant finalement, mais le sentiment d’être piégé avait disparu, ce n’était plus un travail subi mais choisi, et mentalement c’est le jour et la nuit. Il découvrait le travail volontaire. Tous les matins il choisissait ce qu’il allait faire, en fonction de besoins évidents : avancer sur l’électricité au premier étage qu’ils habiteraient, planter les poireaux qu’ils récolteraient à l’automne, construire une douche pour l’usage que nous savons (de Marseille). L’acte de travailler était truffé de sens, l’objectif de l’effort était directement palpable, évident. Ils maitrisaient tout depuis la décision, jusqu’à la réalisation. Le travail c’était leur choix, le mystérieux « on » ne leur imposait rien, ils étaient souverains comme des rois. Le travail était devenu un truc sympa, joyeux, collectif, on allait tous de bon coeur aux champs préparer une plate bande ensemble en envoyant des blagues et des doigts dans la terre. Fini la servitude. Ils apprenaient les uns des autres, ils étaient ravis d’aller en formation. Ils faisaient peut être exactement la même chose que si il y avait eu un patron, mais ils étaient galvanisés du sentiment de maitriser leur destin, ils étaient libres, et les humains adorent ça.
Il goûtait quotidiennement au plaisir que connaissent les mômes qui ont grandi dans une valise de Lego : celui de faire soi même. À la satisfaction de l’objet terminé, s’ajoute celle de l’avoir fait soi même : marcher sur un plancher qu’on a posé, s’asseoir sur un fauteuil qu’on a construit, caresser une arrête de bois encore tiède d’avoir été poncée. Faire soi même est une intarissable source de réalisation personnelle. La maison qu’ils occupaient n’était pas juste leur maison mais la maison qu’ils avaient retapée, c’était plus que la somme de ses matériaux, c’était la matérialisation d’un rêve commun.
Après manger il avait pris l’habitude de monter voir le grand espace en devenir de l’étage. Il aimait bien ce chantier. Un chantier c’est une promesse. C’est la jeunesse d’un bâtiment, le moment où tous les aménagements sont encore possibles, où on peut meubler l’espace d’imagination. Dans une pièce vide, tout rentre, on mettrait un piano à queue dans une cabine de douche. Un chantier c’est un décor de film d’anticipation. Face à ça, il se projetait dans sa vie future. Cette pièce, qu’est-ce que j’y ferai, quand elle sera là, avec qui est-ce je me coucherai dans ce lit, et dans le canapé que je construirai là, est-ce que je trouverai enfin le temps de lire ce livre. Quand j’aurai cette pièce ma vie sera différente, c’est sûr, tout va changer, je vais me payer un sacré paquet de bonheur, je vais être au calme, je vais être inspiré, je vais écrire des trucs de fous. Tout est possible. Et revoilà le chantier qui l’appelle, le rendez-vous de la sueur.