Cher lecteur, je commence par un coming out littéraire. J’avoue avoir caché mon « je » derrière un « il ». Les histoires que je vous raconte à la troisième personne, par une pudeur qui joue la fiction, ce sont celles que je vis, à peu de choses près, et les seules que j’arrive à raconter. J’ai trop de respect pour ce « il », je préfère m’attaquer au « je ». Ce ton de narrateur omniscient me donne des ampoules et je ne me sens pas auteur de fiction, si ce ne sont ces petites libertés que je prends avec le réel, pour les besoins du récit. Je tue il, c’est fait, c’est dit.
Retour à la ferme et départ pour la ville, après plus d’un mois sans y avoir mis les pompes. Ce jour là, on allait juste acheter deux trois bricoles et du ravitaillement dans des magasins absents par chez nous. Mais voilà, au moment de mettre le contact j’ai ressenti une petite excitation, on allait se balader, changer d’échelle et de décor, le diesel diffusait comme un parfum de roadtrip. Le soleil de 14h caressait la taule de la tire qui glissait sur les collines, ça partait bien.
Et puis les choses ont commencé à se gâter. Des giratoires sont apparus comme des boutons d’acné, et puis des flèches, des couloirs de bus, des zébras et surtout plein d’autres caisses. Tout un tas de règles du code de la route s’en sont prises à l’insouciance des routes de campagne et à leur temporalité divagatoire. La circulation virait erratique, saccadée, le moteur chauffait et chantait faux. On voulait se rapprocher du centre mais nos tentatives étaient constamment repoussées par un champ magnétique de sens interdits. Ça finissait immanquablement par une barre blanche au milieu d’un rond rouge. Du rouge, il y en avait aussi dans les feux qui nous entravaient sans aucune empathie. Comme les vitres ne marchaient pas, on ouvrait les portières pour faire redescendre la pression, mais c’était plus le même air, c’était l’air de la ville, cet air qui salit les visages et aigrit la sueur.
À 16h12, on était pris au piège du parking de l’animalerie, otages du flux de bagnoles qui saturait la départementale. Je me suis vu finir mes jours au céder le passage et j’ai subitement eu l’impression, l’oppression, que ça faisait une éternité qu’on était coincés dans la bagnole. J’étais au bout de ma vie.
Le temps filait et je subissais l’urbanisme. Le GPS répétait comme un mantra qu’au rond point il fallait prendre la deuxième sortie, traduisant notre envie d’aller tout droit, d’aller quelque part, mais on sentait bien qu’on tournait en rond comme des hamsters en cage. La zone industrielle en finissait plus de laideur, d’entrepôts glauques et de terres arables asphyxiées sous des places de parking. Les Etats-Unis nous l’avaient bien mise avec leur modèle de développement sauce pétrole. À force de sens interdits, de sens uniques et de sens giratoires, plus rien n’avait de sens. Pour la première fois de ma vie, tout parisien que je demeure, je saisissais les angoisses urbanophobes des paysans de la bergerie du Vercors que j’avais pris pour des arriérés. Ma première réaction à la ville m’avait laissé pensif.
Les ruraux et les néo ruraux, disent toujours qu’ils montent en ville. On monte à Paris. C’est une montée, d’adrénaline, une ascension de l’aiguille du compteur qui monte dans les tours. Une montée donc un effort ? Est-ce que c’est difficile d’aller en ville ? Est-ce qu’on y est au sommet, comme sur la colline de Montmartre ? Est-ce qu’on monte en gamme?
La ville donne du confort, des horaires, des services, de la sécurité, de la modernité, de la facilité et plats cuisinés dans des supermarchés. Enfin elle donne, non. Elle échange, c’est donnant-donnant ou payant-payant. La ville est un deal, un contrat : travaille pour moi, fais comme on te dit et de la nourriture tombera dans ton caddie Billy. Bonne nouvelle : le travail est en ville et on peut presque tous ramer dans le bassin de l’emploi. En fait en ville, il y a tout. Mais le lieu de la profusion est aussi celui de la perfusion, de la dépendance. Combien de temps survirait-on en ville sans semi remorque?
À regarder la campagne avec des yeux d’urbains on a immanquablement l’impression qu’il y a moins. Moins de soirées, moins de bureaux de poste, moins de choix. À regarder la ville avec des yeux de paysan, elle offre tout, sauf l’essentiel. La nature, l’espace, le grand silence, le temps et l’air pur. Ces choses sont invisibles pour l’homo urbano-économicus, parce qu’elles elles n’ont pas de valeur marchande ou d’existence comptable, elles sont « moins cher que gratuites » comme disent les vendeurs à Dakar. Jusqu’au moment où on achète en ville ce qui est gratuit dans la nature : le droit d’uriner dans les toilettes des gares, l’eau des bouteilles plastique, les paysages des agences de voyage. La nature ne demande pas de contrepartie pour ce qu’elle donne : les pommiers continueront de pousser après les derniers hommes.
Dans la nature, les hommes s’adaptent au monde et en ville les hommes adaptent le monde, c’est l’anthropocène. La sainte croissance, les digicodes, la République en marche, les parcmètres et toutes ces idées qui gouvernent nos villes ne sont qu’une façon parmi tant d’autres de faire société. À Perpette les oies, au fin fond de l’Amazonie ou du Sahara, l’administration compte moins de fonctionnaires et déploie moins d’autorité, le marché harcèle moins de consommateurs et une autre société est possible. À la campagne, il y a de l’espace pour s’épanouir, des hectares et des hectares pour refaire le monde.
Voilà le manifeste que je me racontais en redescendant vers le haut de ma colline, en retrouvant la campagne et les petites routes désertes. Pourtant je ne me sens pas l’envie d’arbitrer ce match ville / campagne, parce que c’est une confrontation aussi insensée que l’éloge des peuples primitifs derrière un ordinateur. La nature vierge est un idéal. La campagne n’est pas la nature. Même si elle est plus sauvage que la ville, ses paysages ont été façonnés par l’homme de l’anthropocène. Je crois que nous avons tous en nous un citadin et un sauvage, nous sommes habités par cette tension entre civilisation et nature.
J’ai emprunté le chemin de la campagne sans rancune. Je t’aime, la ville, grand théâtre du monde, salon de l’inspiration, rendez-vous de l’ivresse. Tu m’es indispensable autant tu m’épuises. Notre amour est passionnel. Je crois qu’on ne ferait pas bon ménage à se fréquenter trop souvent. Cette relation à distance nous va bien finalement. Alors à bientôt.